Magali Gillard
paru dans: « Sortir du vertige artificiel », Agir par la culture N°73 // printemps-été 2024
Les services sociaux n’échappent pas au vaste mouvement de numérisation actuellement à l’œuvre. Celui-ci se fait bien souvent sans prendre en compte ses effets sur la qualité de ces services pour leur usager-es. Ni l’impact que cela aura sur les travailleur·euses qui voient certaines de leurs tâches être automatisées. Le logiciel REDI, qui se déploie peu à peu dans les CPAS de Belgique, est une sorte de cas d’école en la matière. Imaginé comme un outil pour plus d’équité et de facilité dans l’attribution d’aides sociales complémentaires, il a dans les faits tendance à dégrader le service rendu et à en diminuer la portée, tout en rendant plus machinal le métier d’assistant·e social·e. Est-il vraiment souhaitable d’automatiser le travail social ?
Les services publics se numérisent et le gouvernement en a fait une priorité pour les années à venir. Le dernier accord de gouvernement prévoyait un investissement colossal en la matière. Cette numérisation des services a des effets délétères tant pour l’accès aux droits des bénéficiaires que sur la nature même du travail social. Le collectif Travail Social en Lutte l’avait d’ailleurs vivement dénoncé dans une carte blanche parue en septembre 2021, c’est-à-dire en pleine pandémie de Covid, période qui a permis une accélération effrénée de ce phénomène de tout au numérique.
Dans cet article, nous nous intéresserons à la numérisation des services sociaux et plus particulièrement des CPAS (Centre Public d’Action Sociale) à travers l’implantation en leur sein du programme REDI dont le nom est une abréviation pour « budget de référence pour un REvenu DIgne ». L’objectif du logiciel est évidemment fort louable. À l’initiative de la ministre en charge de la Lutte contre la pauvreté et de l’intégration sociale, il se veut un outil permettant de mesurer l’état de besoin des personnes ayant recours à l’aide sociale au CPAS.
Plus précisément, son objectif est de soutenir les CPAS dans l’octroi d’aides sociales complémentaires (financées par le fédéral) pour permettre aux bénéficiaires de « mener une vie conforme à la dignité humaine ». Un budget spécifique de 70 millions d’euros a été prévu à cet effet. Il servira à financer ces aides et à payer les licences du programme. Le logiciel REDI est déjà utilisé dans 45 CPAS en Flandre. Il a été développée par un organisme privé, le CEBUD (Centre d’expertise pour le budget et le bien-être financier), en collaboration avec des chercheurs de l’Université de Liège et de la Haute école Odisee.
Déclinée lors d’un webinaire de présentation de l’outil organisé par le Service Public fédéral de Programmation (SPP) Intégration sociale, la stratégie du gouvernement consiste à mettre l’outil REDI gratuitement à disposition des CPAS, sans obligation mais tout de même avec beaucoup d’insistance. Dans le webinaire, les représentants du gouvernement insistent ainsi fort sur le fait que les CPAS qui n’accepteront pas d’utiliser REDI ne pourront pas bénéficier du financement de 70 millions d’euros pour 2023 – 2024 accordés pour des aides complémentaires. Selon la ministre, cette politique viserait en fin de compte à augmenter le pouvoir d’achat et lutter ainsi contre la pauvreté. Elle permettrait aussi de diminuer la (sur)charge de travail des assistant·es social·es (AS).
COMMENT ÇA MARCHE ?
L’application REDI permet d’établir les besoins d’un ménage à partir des recettes et des dépenses réelles sur base de paramètres locaux. Les développeurs ont tout d’abord construit un budget de référence, entendu comme la condition financière pour permettre une pleine participation à la vie sociale. Ce budget de référence est établi pour une famille type. Il est estimé selon 11 besoins censés garantir la santé et l’autonomie comme le logement, l’alimentation, les soins de santé, les soins d’hygiène personnelle, l’habillement, le repos, le droit de grandir en toute sécurité… Ces différents besoins sont traduits concrètement en paniers de biens et de services sur base de recommandations, de directives diététiques, de connaissances scientifiques et expertes. Des groupes de discussion composés de citoyen·nes se réunissent aussi pour discuter de l’acceptabilité et de la faisabilité de ces paniers. Ils sont ensuite tarifés à des « prix bas et acceptables dans des magasins accessibles sur l’ensemble du territoire ». Les paniers sont mis à jour en fonction de l’évolution des prix chaque année et leur contenu est revu tous les cinq ans. Ces budgets de référence théoriques pour famille type sont ensuite intégrés à REDI en tenant compte des caractéristiques propres aux bénéficiaires en encodant les revenus et les dépenses de ces derniers ainsi que leur situation familiale.
Le budget de référence calculé est ensuite comparé au budget disponible réel du demandeur. Il est soit en dessous et le demandeur peut alors bénéficier d’une aide complémentaire, soit au-dessus et le demandeur est alors invité à faire des efforts pour réduire ses dépenses. Les CPAS peuvent décider de donner ou pas le complément proposé par REDI. S’il donne le montant égal ou un montant inférieur, ils seront financés par le SPP pour que le cout supplémentaire ne repose pas sur les CPAS. Le développeur de l’Université de Liège souligne que comme dans beaucoup de cas les minimas sociaux sont inférieurs aux besoins réels pour pouvoir mener une vie digne, l’objectif voulu est d’adapter les revenus aux besoins réels mais cela reste un choix de la part des CPAS. Il admet qu’ils ont plutôt tendance à réduire un peu les revenus pour éviter les situations de pièges à l’emploi (c’est-à-dire lorsqu’une personne gagne moins en travaillant qu’en étant allocataire social). À terme, il pourra être intégré aux outils existants dans les CPAS.
Cet outil se veut un instrument de mesure uniforme qui permettrait d’établir l’état de besoin des personnes et savoir comment les aider. Selon ses concepteurs, il permettrait de dresser un diagnostic équitable des besoins afin de gommer les différences de traitement d’un CPAS à l’autre, de ne plus laisser de place à l’arbitraire des AS et d’objectiver la décision du Comité Spécial du Service Social [Comité qui au sein des CPAS est chargé de statuer sur les demandes d’aides sociales sur base du rapport social de l’AS. NDLR].
Il pourrait aussi permettre de tenir mieux informés les décideur·euses politiques des besoins de la population de leur commune afin qu’ils puissent prendre des décisions politiques fondées.
Mais attention, comme le souligne la responsable du SPP Intégration sociale, il ne faudrait pas que ces personnes reçoivent de l’argent « sans rien faire » ! C’est pourquoi l’obtention du complément sera assortie d’une « activation » comme le PIIS — Projet Individualisé d’Intégration Sociale — ou autre projet de remise à l’emploi. Le but étant que « la personne sorte du CPAS ». La responsable attire aussi l’attention sur le fait que les subventions reçues par les CPAS sont des enveloppes fermées : il ne sera ainsi pas possible de généraliser cette aide à tous les usager·es (à moins que le CPAS décide de le financer sur fonds propres). Il s’agit donc de cibler certaines catégories de bénéficiaires.
UN NON-PROJET DE LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ
En premier lieu, il est intéressant de noter que la politique part du constat que le Revenu minimum d’intégration sociale octroyé par les CPAS ne permet pas d’accéder à cette intégration sociale et à la dignité humaine comme la loi le prévoit pourtant. Face à ce constat, visiblement partagé par tous·tes, la logique voudrait que l’on augmente les minimas sociaux. À moins que l’objectif ne soit pas tout à fait celui affiché par le gouvernement…
Selon la ministre, ce programme permettrait également de lutter contre un autre fléau : la surcharge de travail des AS des CPAS. Or, mettre en place un énième formulaire à remplir c’est ajouter une tâche administrative à l’assistant·e social·e, ce qui va au contraire augmenter sa charge de travail. Encore une fois, il s’agit d’une non-solution : de la gesticulation politique pour éviter la vraie question qui est le manque criant de financement des CPAS. Les responsables politiques rabâchent sans arrêt qu’il faut faire des économies, qu’on n’a pas les moyens de mettre en place de vrais projets pour lutter contre la pauvreté, et en même temps on ne cesse de dépenser de l’argent pour des politiques ponctuelles. Pour mettre en place cette « politique » dans le CPAS, on sort 70 millions d’euros de budget de la lutte contre la pauvreté. Cet argent non seulement n’aura aucun impact en la matière mais servira à enrichir des acteurs du secteur privé puisqu’une grande partie de cette somme sert en réalité à payer les licences du logiciel REDI pour chaque CPAS.
Au-delà de cette hypocrisie politique, il faut également se pencher sur les effets réels que la numérisation du travail social pourrait avoir à travers l’utilisation de cet outil. Notons ici cependant que l’analyse ne pourra être complète et réellement intéressante que si elle se base sur une observation réelle de son utilisation pendant un certain temps.
OBJECTIFS VS REALITE DU TERRAIN
Les avantages argués en faveur de l’utilisation de l’outil, comme la réduction de la différence et l’inégalité de traitement des usager·es entre les différents CPAS ou la diminution de l’arbitraire de l’assisant·e social·e dans les décisions d’octroi, ne tiennent pas la route. En effet, l’AS peut continuer, même avec REDI, de choisir de prendre en compte certaines dépenses et pas d’autres… En effet, il y a des dépenses que l’AS est obligée d’indiquer, comme le cout du logement, et d’autres qu’iel peut choisir de ne pas prendre en considération (voiture, dettes, etc.). Dans le cas d’une dette par exemple, il revient à l’AS ou au CPAS de décider quelle est la part jugée acceptable à prendre en compte en fonction de la légitimité des dépenses, si elles sont superflues voire inconsidérées ou non, etc. Et puisque les CPAS sont invités à cibler certains publics et le budget étant limité, on est très loin du traitement « équitable » vanté par les promoteurs de REDI. Un bon exemple est le CPAS de Bruxelles qui a décidé de n’octroyer ces aides complémentaires qu’aux personnes sous Article 60.
Par ailleurs, selon les premières expériences d’utilisation qui ont été rapportées, les CPAS ne donnent pratiquement jamais les sommes proposées par REDI comme allocation supplémentaire, jugées trop élevées. Il semblerait que le contenu des paniers censés permettre l’accès à la dignité humaine soit trop généreux… Le président du SPP a d’ailleurs fait savoir que ceux-ci seraient « ajustés » à l’avenir en fonction des données de Statbel.
Outre le fait qu’on ne sait pas comment le calcul se fait, on est aussi en droit de se demander qui décide du contenu de ces paniers et des sommes accordées pour telle ou telle dépense, et ce qui légitime ces décisions d’allure arbitraire ? Pour prendre un exemple : si l’on exige de la part de l’allocataire d’aller faire ses courses dans la chaîne de magasin la moins chère possible, que devient la liberté de choix des personnes ?
REDI est présenté comme une « aide à la décision » mais une fois le logiciel installé, la marge de manoeuvre de l’AS sera très faible. On peut facilement imaginer que dans les faits, les AS seront obligé·es de passer par le logiciel pour toute aide sociale complémentaire afin que celles-ci ne reposent pas ou plus sur les fonds propres des CPAS comme c’était le cas avant. Il lui sera en effet très compliqué de donner un avis contraire à celui du programme qui permet de puiser dans la malle de 70 millions d’euros. Ce qui est donc présenter comme un outil fera finalement force de loi. Et même si pour l’instant les montants pour les aides complémentaires que proposent le programme semblent généreux, à l’avenir, le gouvernent pourrait très bien décider de faire des économies et changer subrepticement les paramètres de l’outil pour réduire le budget estimé pour un des besoins (comme le loisir par exemple) sans que cela ne doive être débattu.
Si le numérique s’implante si bien dans les services publics, c’est que le terrain était déjà favorable… Au final, il nous semble que cet outil ne fait que renforcer une politique de contrôle et d’activation au service de l’idéologie néolibérale. N’y aurait-il que les « bons pauvres » – ceux qui font des efforts pour « s’activer » – qui auraient droit à des aides complémentaires et donc à la dignité humaine ? Le PIIS qui est en place depuis des années n’a jamais prouvé son effet. Combien de personnes ayant eu recours au CPAS ont-elles trouvé de l’emploi grâce ce dispositif ? La réponse est que ce nombre est proche de zéro. La plupart (notamment celles qui ne respectent pas strictement les démarches qui leur sont imposées) se voient tout bonnement exclues de leurs droits. Et on dirait que cela ne nous empêche malheureusement pas de continuer dans la même direction…
La nécessité d’encoder un grand nombre d” informations sur la personne dans le formulaire et de fournir les preuves de toutes ses dépenses ne fera que renforcer l’atteinte à la vie privée et à la liberté. On est bien loin de l’accès à la dignité. D’un côté, les personnes seront amenées à devoir rendre toujours plus de comptes pour accéder à leurs droits, ce qui va accentuer le non-recours (qui fait aussi l’objet de toute une série de « politiques » aussi couteuses qu’inefficaces). De l’autre, les AS seront amenés à devoir effectuer de plus en plus de travail administratif, renforçant ainsi la déshumanisation du travail social.
LE TRAVAIL SOCIAL MIS EN DIFFICULTÉ PAR LE CAPITALISME NUMÉRIQUE
Le fait que tous·tes les travailleur·euses aient accès à tous les dossiers encodés pose question quant au respect du secret professionnel et permet aussi un contrôle accru de la part de la hiérarchie, mais aussi des travailleurs sociaux entre eux. Et que penser du fait que les usager·es n’aient pas à donner leur accord pour que l’on introduise leurs données personnelles dans le logiciel ? La garantie de protection des données (pourtant assurée par la bonne parole du président du SPP) semble plus qu’incertaine.
Le temps de la permanence sociale, l’assistant·e social·e le passera à remplir son formulaire derrière son ordinateur. Ou pire : la personne devra transmettre ses informations à distance. L’application REDI ne pourra jamais prendre en considération tout ce qui fait la complexité des situations, qui demandent à être envisagées dans leur globalité pour permettre un bon accompagnement. Cette complexité ne peut se comprendre que dans la construction d’un lien avec les personnes aidées. Elle ne se résume pas à un budget. Le travail social se voit ainsi devenir de plus en plus « automatique » et procédural. C’est finalement l’AS qui se met au service de l’outil et non l’outil qui serait au service de l’AS. Insidieusement, on oublie de penser et on suit bêtement ce que dit le programme.
Avec la centralisation des données, il est encore plus à craindre que les données personnelles des demandeur·euses soient automatiquement transmises au CPAS sans transiter par un·e intervenant·e social·e. Pour certain·es, ce partage des données permettrait de lutter contre le non-recours grâce à l’automatisation des droits. Mais attention à ne pas aller trop vite en besogne. Car les technologies sont développées et utilisées au service d’une politique en place. Or, la volonté politique est plutôt à l’austérité et au contrôle qu’autre chose. Pensons par exemple à cette incompréhension partagée par la Mutualité socialiste alors qu’elle avait accès à toutes les données permettant d’accorder automatiquement le statut BIM à des centaines de milliers de personnes mais qu’elle ne pouvait pas le faire.
Tout porte à croire, au contraire, que les données personnelles transmises automatiquement seront utilisées à des fins de surveillance : pour sanctionner les personnes et les exclure de leur droit. La chercheuse Elise Degrave nous alerte sur un instrument de traçage déjà bien en cours dans l’ombre et qui ne fait l’objet d’aucun débat démocratique, il s’agit de l’outil OASIS (Organisation Anti- fraude des Services d’Inspection Sociale) : « Il est fonctionnel depuis 2005. Il s’agit d’une centralisation de nombreuses données de l’ONSS, de l’Onem, du SPF Sécurité sociale et du SPF Emploi. Non seulement on centralise, mais on applique des algorithmes qui vont tenter de deviner le comportement des citoyens et trouver des noms de personnes suspectées de fraude sociale. C’est du profilage ».
En fin de compte, l’implantation de ce genre d’outils dans les services publics devrait être analysée au-delà des questions purement techniques qui enferment le débat et ne permettent pas de poser les véritables questions. Il y a lieu de se pencher sur les effets souvent insidieux que ce genre de dispositif suscite. Les questions intéressantes à se poser sont : à qui et à quoi il sert ? Qui en a fait la demande ? Par qui a t‑il été mis en place et pour servir quels intérêts ? On nous vend une « facilitation administrative », alors que les effets sur le terrain nous montrent tout l’inverse. La politique ne se réduit pas aux actions de nos représentant·es avec leurs intentions supposées servir « l’intérêt général » ; elle est faite de relations d’intérêts, de récits, d’idéologie. La mise en place de la numérisation des services publics n’est pas le fait du hasard ou de l’évolution technologique inéluctable. Elle sert les intérêts intriqués du système politique néolibéral et du capitalisme numérique.
Pour construire une résistance, il y a donc lieu de commencer par sortir des termes dans lesquels on veut enfermer la discussion et construire d’autres récits, faire un effort d’imagination pour inventer d’autres pratiques à l’instar de ce que peut faire la Coordination sociale de Laeken à travers son action « Place à nos droits » pour « s’opposer au tout numérique mais aussi à certaines pratiques présentielles tout aussi inefficaces, voire agressives envers les usagers et tenter d’amener le travail social vers d’autres logiques que celles de l’État social actif ».
Les commentaires sont fermés mais les trackbacks et pingbacks sont ouverts.